LE MER À UN HOMME
L’écriture de POD SANT YANN n’a pas été linéaire. À bien y réfléchir la mer en est le personnage principal, et Gabriel son amant.
Un amant qui un jour s’en va, rincé, épuisé par une maîtresse possessive et omniprésente qui ne lui a jamais laissé un quelconque répit.
Et si l’expression « un homme à la mer » se transformait en « La mer a un homme », du verbe avoir. Qui ne conjugue à tous les temps, par tous les temps, jour comme nuit.
J’en ai fait une histoire parallèle, une histoire d’amour et de jalousie, de possession. D’homme.
Je vous la livre dans son intégralité.
La retraite était douce
Des mois paisibles tels de longues vacances sans véritable but ni destination. Pas de voyage, pas de suite tout au moins, pas de balade sur le port ou de tour en mer avec des copains qui auraient investi dans une barcasse pour tromper le temps. Il n’avait plus rien à tromper, et certainement pas le temps. C’était son nouvel ami, alors il le prenait.
Des activités simples. Petit-déjeuner, jardin, marché, repas, jardin. Il se laissait porter par chaque journée passée, et petit à petit la routine du quotidien façonnait de nouvelles habitudes. Il ne savait pas si c’était bien ou mal, il verrait plus tard. Et un jour peut-être reprendrait-il la main. Pour l’instant ne pas réfléchir. Il voulait disparaître des radars, ne plus envoyer un seul écho, ni sur terre, ni sur mer.
Le rythme bien cadencé de sa nouvelle vie avait perturbé son organisme. La faim, la soif, la fatigue et le sommeil devenaient des sensations anarchiques et totalement aléatoires, qui pouvaient se manifester à n’importe quelle heure. Parfois il n’avait envie de rien et il se réveillait affamé quelques heures plus tard au milieu de la nuit. Manger pour alimenter le corps et non par appétit…
Au bout de quelques mois
Son horloge biologique s’était recalée, son appétit était revenu. Il se gavait de viande. Il se refusait d’acheter ou bien même de voir le moindre poisson. Toute sa vie il en avait pêché, nourriture imposée, alimentation réflexe, et son estomac n’en voulait plus. Un trop-plein à régurgiter.
Il découvrait aussi la vie de couple. Avant sa retraite les rôles au foyer étaient bien clairs, faciles à attribuer. Quand il était à terre entre deux marées il décompressait autant que possible et se reposait entièrement sur son épouse. Pour tout. Non parce qu’il ne voulait pas, mais parce qu’il ne savait pas quoi faire ni comment se rendre utile. Elle avait pris l’habitude de gérer le foyer pendant les périodes de mer afin de mieux profiter de son mari lorsqu’il était à terre. Il n’avait donc aucune idée de ce que cela représentait, il avait toujours fait confiance.
Une nuit, il ne se rappelle plus quand, un léger courant d’air est entré dans son cocon. Il s’est réveillé avec une sensation de malaise qui l’a surpris. Juste une gêne passagère. Le vague souvenir d’un bruit ténu, d’un souffle léger et irrégulier qui l’avait rafraîchi. Il en avait frissonné. Quelque chose voulait entrer, sans frapper, sans invitation. Il croit se souvenir d’un sanglot étouffé, comme un pleur lointain, une tristesse sourde qui cherchait le réconfort. Quelqu’un ou quelque chose l’appelait à l’extérieur de la bulle protectrice.
Craquement ténu. Imperceptible. La chrysalide était fêlée. Très légèrement, mais il le savait, le sentait. Un intrus avait rompu le charme de son isolement, pénétré cet abri qu’il pensait inviolable pour tenter de le réveiller. Il n’en a pas parlé, mais les jours qui ont suivi un petit grésillement de rappel s’est fait entendre, là-bas au fond, derrière sa respiration, comme de petites vaguelettes qui éclatent précautionneusement sur un sable chaud qui croustille.
Puis rien. Le bruit avait disparu.
Ce matin-là il est descendu faire quelques emplettes au marché. Quelques légumes, du pain. Se donner l’impression d’être utile. Inconsciemment ses pas l’ont mené devant l’étal de poissons, qu’il évitait jusqu’à présent, que ses yeux ne voyaient pas, ou plus. Et inconsciemment il a regardé. Les couleurs l’ont interpellé, lui habitué depuis quelques semaines à une vie en noir et blanc. Le rose d’un petit monticule de langoustines frétillantes, le rouge vif d’un gros crabe araignée, le bleu humide d’un homard et l’orange de l’élastique qui lui bloque les pinces, le gris luisant de quelques Saint-pierre. Simultanément des odeurs vives, épicées et puissantes l’ont enveloppé. Des milliers de terminaisons nerveuses se sont alors réveillées, telle une électricité caressante et stimulante. Surpris et désarçonné, ses mains se sont crispées, comme pour empoigner une barre vers un cap imaginaire. L’onde vivifiante est partie aussi vite qu’elle était arrivée. Mais il s’était senti transporté une fraction de seconde, ses sensations décuplées, comme habité par une force qu’il avait oubliée ; un retour à un autre chez lui, une autre vie où il se sentait puissant. Et utile. Surtout utile.
Progressivement, sans qu’il s’en rende vraiment compte, sa vie a changé. Il avait l’impression de se dédoubler, il sentait qu’on l’attendait quelque part, parfois dans le présent, parfois ailleurs. Il était deux. Les nuits suivantes ont été agitées. Il se réveillait fatigué, comme s’il avait lutté contre un ennemi imaginaire, tiraillé par deux forces opposées.
la mer est revenue
Puissante, séductrice, incontrôlable. Et a repeuplé ses nuits. Il devenait le témoin passif d’images qui défilaient sans son ni légende. Il lisait un recueil de scènes dans lequel il n’apparaissait pas ; elles étaient reposantes, bleues et ensoleillées. Le piège était tendu. Insidieusement. La mer l’attirait à lui, lui montrait son plus beau visage. Ils avaient eu une trop longue relation fusionnelle et la maîtresse revenait à la charge, jalouse d’avoir été délaissée un instant. Et il a replongé. Entièrement. La mer était exigeante, elle lui demandait toutes ses nuits, ne laissait rien à son autre vie, à celle à laquelle il avait pourtant aspiré.
Il est devenu homme double.
La journée homme-terre.
La nuit homme-mer.
Sans en parler à quiconque.
Il a réembarqué sur tous ses bateaux, reconnu tous les ports, repêché les mêmes thons et les mêmes poissons. Navigateur de nuits qui bouclent à l’infini. Son sommeil est redevenu profond.
Tu es à moi, je ne te partage pas.
La transition du matin était délicate, mais son esprit était encore assez fort pour la gérer ; la frontière bien gardée, aucun mélange possible. Le café servait de potion magique et il changeait d’habits immédiatement. Pour combien de temps ?
Parfaitement conscient qu’il offrait sans négocier ses nuits à sa maîtresse, il a tenté pendant quelques années de lui en donner le moins possible la journée. Il a définitivement refusé tout contact avec la Société Nationale de Sauvetage en Mer qui le réclamait pourtant si fort, ne descendait pas sur le port ou très peu, a coupé le contact avec d’autres marins auparavant amis. Il devait absolument garder du temps pour lui, pour sa famille à terre. C’était vital pour son équilibre, son intégrité physique.
A la demande de sa femme
…et de ses enfants, un jour il a accepté de prendre un petit bateau. Pas grand, un petit moteur, une cabine minuscule, le minimum pour une partie de pêche ou un pique-nique les jours de beau temps. Il n’a pas vu le danger, ne s’en est jamais rendu compte. Au début il était heureux.
Et c’est ainsi que la mer est entrée en lui en dehors de son temps accordé. L’accord tacite qu’ils avaient signé avait été brisé. Petit à petit les rêves sont venus l’accompagner en plein jour, son esprit s’envolait en une fraction de seconde, remontait le temps et l’espace en flash-back rapides. Était-ce son corps qui demandait à partir pour oublier les meurtrissures ou son esprit qui devenait capricieux ? Il n’aura jamais la réponse, jamais assez de temps pour y réfléchir entre deux vagues.
La mer a repris possession de son corps cellule par cellule, en flux et reflux continuels, et la digue entre les deux mondes s’est affaissée sans bruit, lentement, naturellement. Le passé et le présent ont fusionné sans qu’il ne puisse rien faire, sans même qu’il ne s’en rende compte. Les visages connus se sont troublés, les noms mélangés en un fondu enchaîné qu’il ne contrôlait pas. Il revivait son enfance avec une lucidité qui le surprenait, revoyait comme dans un cristal sans fond son père qui lui parlait, sa mère qui lui cuisinait les plats qu’il avait tant aimés.
La mer avait repris ses droits, cruelle mais magnifique, maîtresse de son royaume et de ses sujets. Elle le baladait au gré de ses envies, heureuse elle aussi de feuilleter l’album d’une vie qu’elle avait aimée, combattue autant que protégée.
Le changement
Certains jours il comprend que l’environnement autour de lui se rétrécit petit à petit, mais il a toujours vécu dans un espace minuscule où chaque chose avait sa place et sa fonction. Il n’est pas inquiet.
Il ne sait pas vraiment ce que la nostalgie veut dire, mais il ressent souvent un vide autour le lui, un manque diffus qu’il ne peut nommer. Chaque objet qu’il touche, chaque mouvement du quotidien qu’il fait, chaque moment qu’il vit devient un peu plus fade, moins épicé. Même les couleurs ont fané, lui qui voyait si bien avant. Ses sens lui paraissent recouverts d’un fin voile qu’il n’arrive pas à enlever entièrement. Ses mains ne ressentent plus les mêmes aspérités, les fibres du bois qu’il aimait sentir vibrer sous ses doigts. Une fine râpe a gommé toutes les surfaces et tout recouvert d’un vernis trop lisse.
La nourriture n’a plus le même goût, elle est moins salée, moins brute. Trop sage, pas assez animale. Il se rappelle qu’il mangeait le plus souvent debout, seul devant sa barre, dans la gamelle que lui apportait le cuistot. Les premières langoustines du matin, brûlantes, au goût violent et iodé de la mer. Les tranches de thon à moitié crues et marinées rapidement dans le gros sel. Quelques bouchées épaisses, qui tenaient immédiatement au corps. Manger était alors secondaire, sa tâche principale était ailleurs, son esprit absorbé par la risée naissante sur l’horizon, par le soleil qui, selon sa taille, sa brillance, sa hauteur annonçait la couleur de la journée. Il ne voit plus l’utilité de rester assis pendant des heures devant une assiette sans relief à parler de sujets qui ne le concernent pas ou qui ne l’intéressent pas.
Ses yeux sont désormais habillés du mouvement des nuages. Délavés par le bleu et le vent de la mer, ils peuvent être reflets de lune, de beau temps, de mauvais temps. Ils sont le miroir du ciel. Ses petits enfants sont toujours fascinés par son regard devenu kaléidoscope. Parfois ils y voient l’orange du coucher du soleil avant le rayon vert, parfois la brume du petit matin au-dessus du bleu profond, parfois aussi la tempête. Alors il ne faut pas parler.
Il ne parle plus beaucoup, d’ailleurs il n’a jamais beaucoup parlé. Et pour dire quoi d’ailleurs ? Ses sentiments sont quelque part au plus profond, inaccessibles, il les a planqués pendant tellement d’années qu’ils sont enfouis sous des couches de départs, de solitudes, de fatigues, d’attente. Ils se sont dissous dans l’impérieuse nécessité qu’il avait de ramener à bon port les marins qui étaient entre ses mains, les cales remplies d’une pêche qui allait faire vivre plusieurs familles. Nourrir et protéger. Question de vie ou de mort. Parfois vie et mort. Il ne s’était jamais posé la moindre question parce que c’était comme cela, c’était à la fois son moteur et sa croix. Il était né homme de mer et était devenu patron d’hommes de mer. Une mer qui peut à la fois donner et reprendre quand elle le souhaite ; alors il fallait la respecter.
D’ailleurs, depuis qu’il ne la fréquente plus, peut-être se dessèche-il ? Lorsque les enfants étaient petits, il leur disait qu’il avait des écailles sur le dos qui le protégeaient de tout et lui permettaient de vivre sur et sous l’eau. Il sent que le vernis s’est petit à petit dissous. Sa peau épaisse et tannée se ramollit et redevient une peau d’homme de terre. Jeune, tout glissait sur lui, rien n’accrochait, ni outil, ni couteau, mais également aucun sentiment, aucune peur. Il était étanche, amphibie, à la fois imperméable et invincible. Maintenant son corps absorbe tous les coups, l’écaille est devenue éponge. Chaque nouvelle agression de la vie lui fait une marque qui cicatrise difficilement. Il sent autour de lui ces petites morsures, sa peau si bronzée devient pâle et les stigmates sont tous les jours de plus en plus visibles.
Le médecin qu’il voit de temps en temps lui parle de marques de vieillesse. Il sait que c’est faux, ou que c’est autre chose. La carapace a craqué, et les histoires de sa vie remontent lentement à la surface.
Le jour ne veut pas se lever sur l’horizon
Le soleil encore engourdi de sa longue et fraîche nuit peine à sortir de la brume du petit matin. Seule la couleur blanche de quelques voiliers au repos ressort dans le paysage monochrome.
Il est étonné, aucun bateau de pêche ne pointe le bout de son étrave. Pas de goélands non plus. Seul, assis sur le banc en bois, un très léger crachin lui humidifie le front et les mains. Une chrysalide poreuse qui le protège et le fait voyager.
Les voiliers.
Il ne les a jamais aimés, toujours sur son chemin lorsqu’il rentrait au port. Il lui semble maintenant que cela fait longtemps qu’il est revenu de mer et qu’il n’est pas reparti. Mais il n’est pas certain.
Il est immobile depuis un long moment et se sent bien. La pluie fine un peu salée lui picote la figure, il retrouve les sensations des petits matins au large de la mer d’Irlande. Son corps s’en rappelle, et les images se font plus nettes. Il frissonne quand la risée frise la surface de la mer. Mais il a l’habitude, il est marin. Il met la main dans sa poche de pantalon. Son couteau est bien là, le contact du manche en bois le rassure. Il attend les bateaux. Le père va certainement revenir bientôt et il l’aidera, comme il l’a toujours fait. Sa mère, ou peut-être sa femme – il ne le sait plus très bien – viendra le rejoindre tout à l’heure et ils iront ensemble à l’usine y déposer les paniers de sardines. La porte d’entrée doit être derrière ces immeubles neufs, certainement. Il s’en souvient bien.
Le père n’est pas rentré aujourd’hui. Demain sans doute.
Peut-être s’est-il arrêté en rentrant de l’Île de Sein dans l’espoir de pêcher quelques bars ? Il aurait pu me prévenir.
Les promeneurs se seraient étonnés de voir un vieil homme en chaussons perdu dans ses pensées, simplement vêtu d’un tee-shirt élimé et d’un jogging sans âge.
Il se lève. La brume s’est un peu dissipée, il voit distinctement maintenant l’Île et les rideaux rouges de la grande maison. Tout est calme. Les acheteuses de poisson ne sont pas là. Les bateaux des oncles ne sont pas passés non plus… Tant pis, demain il reviendra. Pour l’instant l’important est de reprendre le chemin de la maison, sa mère doit s’inquiéter.
La petite fille lui tient la main. Elle est jolie avec ses cheveux bouclés. Elle lui rappelle quelqu’un, il sent qu’il la connaît, mais son prénom est coincé quelque part. Ensemble ils marchent le long du quai. Il y a beaucoup de petits bateaux de couleurs. Dans ses souvenirs ils étaient noirs. Il se dit que le nom va lui revenir.
Le bistrot du port a refait sa devanture. Ce n’est pas très réussi, on dirait une librairie et non plus un bistrot. Il le lui dira demain, quand ils iront boire un verre avec le retour de son père. Ils lui parleront une fois de plus l’île de Sein. Il revoit clairement la passe qui leur permettait de rentrer à la godille à marée basse. Le bateau mouillait au large. « Dépêche-toi Grand-père ! » lui dit la petite doucement en tirant un peu plus fort sur sa main. Ça y est, il a trouvé, enfin ! La petite fille s’appelle Catherine, comme toutes les petites filles. C’est un joli prénom, le même que la fille de son oncle. Il se rappelle bien son ruban dans les cheveux. Elle marche devant lui et se met à courir. Il voulait aller au marché faire un tour, prendre des nouvelles d’autres marins, mais la grande place est vide.
Il aurait aimé apporter quelque chose à sa mère pour lui faire plaisir, mais il n’est plus certain de ce qu’elle aime… Pourtant il devrait le savoir se dit-il perplexe. La petite est seule, il doit la surveiller. Il la suit, machinalement.
Elle – Catherine, il en est certain maintenant – rentre dans une maison qui a une belle porte d’entrée. Elle n’a pas hésité, elle doit habiter là. Il rentre lui aussi. L’odeur au pied de l’escalier lui est familière. Des parfums chauds et épicés qui lui sautent aux narines. Il aime se dit-il. Des flashs colorés lui traversent l’esprit. Le temps alors était plus lourd…
Le paillasson est en corde d’amarrage tressée, il sait faire les mêmes. La décoration est simple, une armoire bretonne, une maquette de bateau au-dessus, et quelques peintures de paysages. La mer est partout présente. Il reconnaît quelques endroits. Il y est déjà allé. Machinalement il monte l’escalier, ses vieilles jambes n’ont pas hésité une seconde. En haut des marches sur le palier du premier étage la petite fille le regarde de ses grands yeux, fronce les sourcils et lui dit d’une voix sérieuse « J’ai gagné la course, je suis arrivée avant toi à la maison ! »
Maison.
Sur le palier elle le regarde étrangement
Il se demande pourquoi l’espace d’un court instant. Ses yeux semblent lui lancer des reproches et il n’aime pas cela. Il regarde ses cheveux, il trouve qu’ils ont blanchi. Il se sent en confiance auprès d’elle.
– Je suis allé au chantier s’entend-il dire.
– Ne dis pas n’importe quoi, lui répond-elle doucement. La petite t’a trouvé à la pointe.
– … Il n’y a pas beaucoup de bateaux ce matin.
– Va te changer, tu es habillé n’importe comment. Au cas où tu l’aurais oublié, nous avons ton frère ce midi. Dépêche-toi !
Son frère. Il est content, il l’aime bien. Se rappelle maintenant des quatre cents coups. Ils ont tout partagé, les bateaux, fait l’Afrique, ont eu les mêmes peurs, se sont offert les plus belles virées. Il se dit qu’il devra lui parler du père, il ne l’a pas vu rentrer ce matin. Pourtant il était de bonne heure à la digue. S’en souvenir.
Machinalement il rentre dans une pièce. Une chambre. Des habits sur le lit. Il ne les remarque pas car son regard est attiré par le tableau. La belle signature du peintre en lettres rondes. Octobre 1954. Cela fait beaucoup d’années il lui semble, mais combien ? Il est incapable de le dire. C’est un beau bateau, qui lui a donné beaucoup de bons mais aussi de mauvais souvenirs. Une jolie passerelle verte.
Il s’assoit sur le lit quelques instants. Les murs tanguent. Peut-être la faim. Il ne se rappelle pas avoir avalé quelque chose ce matin. Pourtant il mange d’habitude. Le cuistot ne lui apporte plus de langoustines chaudes. Il a du mal à remettre de l’ordre dans ses pensées. Un balancier permanent. Étrange tout de même ces images fugaces qui défilent en permanence. Comme un album photos ouvert que le vent feuillette au hasard. Parfois l’une d’elles est plus précise et se met à bouger. Les sons et les odeurs suivent de près.
Il en a bavé. Le père était dur, mais au fond de lui il lui en est reconnaissant.
Il regarde le verre
Son corps est apaisé, mais il a du mal à comprendre ce qu’il faisait là, au fond d’un fauteuil face à des verres remplis de bulles. Son regard se perd dans le champagne, dans la multitude de petites billes d’oxygène qui remontent à la surface. D’où viennent ces bulles ? Qui respire au fond du verre ? Son esprit s’accroche à ces tout-petits détails. Insignifiants, futiles. Comme si un plongeur ou un scaphandrier était caché au fond de la bouteille.
Il ne se sent pas d’humeur gaie. Pas triste non plus, plutôt soucieux d’être enveloppé en permanence par ce voile transparent qui floute les détails qui l’entourent. Il entend les mots échangés, les comprend, parfois certains résonnent plus particulièrement au plus profond de lui-même, mais les phrases elles-mêmes lui semblent vides de sens et ne lui apportent aucune image. Une succession de sons, comme des notes sans musique ni mélodie.
Son souci éphémère se noie alors dans le tourbillon du verre, disparaît. En un battement de cils, son esprit s’envole ailleurs. Il nage lentement d’une brasse lente et fluide au milieu de l’océan. L’eau est lumineuse, ses bras traversent sans effort les vaguelettes blanches bordées d’écume de lumière qui viennent à sa rencontre. Son souffle est calé sur le rythme de la mer. Il ferme les yeux. Un peu plus longtemps.
J’inspire lentement… doucement… j’expire en profondeur… j’inspire… j’expire… les bulles…
Il plonge la tête sous l’eau et les conversations disparaissent comme par enchantement. Le calme sous la surface. Paradoxe, les images deviennent alors plus précises et claires. Le monde aquatique lui semble plus familier, moins flou.
J’inspire… J’expire… J’inspire… J’expire par petits coups…
L’eau est douce et tiède. Un réconfort pour le corps tout entier.
Il aimerait y rester plus longtemps, mais il sait qu’il lui faut revenir à la surface et respirer. Il sort la tête de l’eau et revient à la conversation.
Il remonte à la surface
Il est assis à côté de son frère, et l’entend maintenant qui parle d’une nouvelle vedette, d’un moteur plus puissant. À tous il avait longtemps raconté la même histoire. L’histoire du trop-plein, du marin fatigué d’aller en mer, mais il ne connaissait que trop bien la vérité. Ne se la cachait même plus. Aux autres peut-être. Et encore ! La mer s’était depuis longtemps infiltrée dans tous les interstices de son corps, avait pris possession de lui. Totalement. Il n’était plus le maître à bord de lui-même. Pas un rêve, pas une pensée que son inconscient ne ramenait vers elle. Il avait le goût du sel sur les lèvres, l’eau de mer avait infusé jusqu’au plus profond de lui-même. En permanence il s’y baignait. Jour et nuit.
Le soir, dès qu’il fermait les yeux, les vibrations du moteur reprenaient, l’odeur du gas-oil envahissait la chambre, et au plus profond de la nuit il enfilait ses habits humides, son ciré jaune. Il pêchait, il revisitait les cartes et les relevés des fonds que lui-même avait dessinés au fil des années. Son trésor rien qu’à lui, que bien des bateaux lui enviaient. Encore et encore il les parcourait, pas un caillou du fond des eaux du large de l’Irlande ne lui était inconnu. Il avait besoin d’y revenir. Quelque chose lui avait peut-être échappé. Sans cesse, c’était ancré au fond de ses tripes, inarrachable, viscéral. Son obsession. Un Graal à trouver, la quête qu’il ne pouvait partager. Quelque chose qui se rapprochait de la source même de la vie sous la mer, du berceau des langoustines et des poissons. Personne ne pouvait le comprendre. Il restait encore et toujours un détail infime à vérifier. Le dernier, un autre point sur la carte…
Le jour, il nageait et plongeait dans son océan de souvenirs. De plus en plus souvent. Il avait conscience de laisser son entourage au bord du sable et il partait seul, au large. Mais comment lutter contre une si agréable sensation ? Et surtout pourquoi ? Le monde autour de lui redevenait alors lumineux et agréable, les personnages familiers, son père, sa mère, son petit frère. Maintenant grand.
L’odeur du café chaud et du bol de crème.
La même journée
Toujours la même, qui boucle sur elle-même.
Les mêmes marches pour descendre dans le même jardin. Quelques tulipes fanées et délavées, un romarin, du thym citronné. Des rangs de betteraves et de pommes de terre.
Derrière l’escalier, quelques caisses en bois lui sont familières. Sardines. Le nom de l’usine y est gravé au fer rouge. Elles sont presque noires, le bois est devenu dur comme de la roche. Quelques écailles fossilisées sont encore incrustées dans les coins. L’odeur entêtante lui revient violemment. Lourde, chaude, huileuse, presque visqueuse. La pêche de la nuit qui déborde des caisses empilées, les relents lointains de rogue[1], la contremaîtresse qui crie, les sabots en bois qui claquent.
L’usine au bout du quai. Il la voit ! Tout petit, il y allait avec son père, il suivait ce grand bonhomme qui semblait connaître tous les secrets et qui n’hésitait jamais. Droit, la casquette bien enfoncée. Lui était toujours deux mètres derrière, essayant de suivre tant bien que mal les grandes enjambées. « À nulle autre pareille ». Il revoit le trèfle vert imprimé sur toutes les boîtes de conserve qui orne le fronton des bureaux, la haute maison dans la petite route qui monte vers le cimetière.
Et tout d’un coup ça lui est revenu. Il lui a promis. Ils ont rendez-vous à la sortie de l’usine. Il est en retard mais il connaît la route sur le bout des doigts. La porte du jardin donne directement au dehors. Il a failli l’oublier.
Pas le temps de me changer, je file, elle m’attend.
[1] Appât à base d’œufs ou de déchets de poissons utilisé pour pêcher la sardine
Du coin de l’oeil
Aujourd’hui il est plutôt de bonne humeur et n’a pas ressenti le besoin de descendre sur le port seul. Il ne se souvient pas de ses rêves, en tout cas pas aussi intensément que certains jours où son œil n’accrochait même pas la date du journal local. Il sent néanmoins qu’il n’est pas parti trop loin. Moins de courbatures, les draps sont moins froissés et humides.
Il la regarde. Ses cheveux frisés si noirs sont devenus presque blancs, sa taille si fine s’est un peu alourdie, et le joli sourire qu’il avait gravé dans sa mémoire pour l’accompagner lors des longues campagnes est moins lumineux. Il l’a aimée de toute son âme alors qu’il la voyait peu, il ne l’avait jamais trahie. Sans doute un peu idéalisée, mais c’était nécessaire. Il fallait tenir. Une bouée de sauvetage à laquelle se raccrocher. Maintenant qu’il vit avec elle tous les jours, il l’aime encore, il l’aime bien sûr, mais d’une manière toute autre, plus calme et apaisée. Ils se connaissaient un peu mieux au bout de toutes ces années. Enfin. Et la quiétude a remplacé le désir. Ils ont refait le chemin, trente ans après leur mariage. Appris à vivre ensemble, jour et nuit, qu’il fasse tempête ou qu’il fasse beau. L’absence avait généré de l’attente, et la redécouverte l’un de l’autre était source de joie simple. Deux aimants trop longtemps promis l’un à l’autre et qui se rapprochaient enfin.
Le temps a fait son œuvre, calmement. Les jours qui passent ont poli les aspérités, et les deux rochers bruts ont aligné creux et bosses pour devenir indissociables. Ils ne pouvaient plus se passer l’un de l’autre.
Il a rarement fait aussi chaud que ce matin
Des records de température à ce qu’il paraît. Pendant l’été il n’y a pas grand-chose à faire à la maison, il tourne en rond, les mains dans les poches. Il regarde le baromètre.
Un fort anticyclone. 1 030 millibars.
Le thermomètre affiche déjà vingt-cinq degrés. Il sait que c’est la période où les bateaux ne sont pas beaucoup en mer, ils préparent la pêche au thon. Il est assis dans le petit salon en rotin de la véranda et ne fait rien. Il essaie de compter les nuages, mais eux aussi sont en vacances. Quelques petites traces de filaments, très haut. Pas grand-chose, un ciel de beau temps et de chaleur. Immobile. Bleu immaculé.
Ils sont partis se planquer quelque part, dans leur résidence d’été. Sans doute vers le nord pour y trouver un peu de fraîcheur et faire le plein d’eau.
L’eau. Il irait bien se baigner, elle doit être bonne. L’autre jour il était allé se promener à la plage et il a eu du mal à reconnaître les rochers, ses rochers. Ils étaient beaucoup plus petits que dans son souvenir, usés, enfoncés dans le sable. Il a été déçu, sans vraiment savoir pourquoi.
Avec son père ils allaient parfois au petit matin en bateau vers le fond de la baie, quand le soleil s’allume et que les bars viennent jouer avec les premiers rayons de lumière. Les plages y sont larges et plates, aucun rocher sur des kilomètres, les vagues viennent s’y reposer la nuit car l’endroit est accueillant et paisible. Personne la nuit pour troubler leur sommeil. Ils pourraient marcher le long de la plage, les pieds dans l’eau. Peut-être même s’y baigner. La mer là-bas est chaude.
Comme en Afrique. La pêche, les requins.
Ils sont mes copains les requins, je nageais parmi eux…
Soudain il grimace. Sa douleur au bas du dos le reprend. De plus en plus souvent d’ailleurs. Satané dos, il était vraiment trop lourd ce thon. Il n’a jamais voulu raconter son histoire. Il était jeune, fort comme un taureau, le mot impossible n’existait pas.
Le repas est presque terminé
Il se tortille sur sa chaise. Cette fois il a bien aimé le rôti, qu’elle avait sans doute préparé avec sa mère car il a retrouvé le goût des carottes confites et des échalotes sucrées, le jus qui enrobe le croûton de pain quand l’assiette est terminée. Une dernière lampée de vin.
Il ira voir sa mère ce soir, il n’aime pas la laisser seule trop longtemps, surtout depuis que son père a perdu un peu la tête. C’est peut-être pour cela qu’il n’est pas encore rentré ce matin au port. Il devrait faire attention le Père. Peut-être même lui laisser le bateau, ce serait plus prudent. Il a l’âge de commander maintenant.
Il pense maintenant à l’hélice dans le jardin, qu’il a mise sur un axe en bois au milieu des fleurs. Elle pourrait encore faire l’affaire une fois nettoyée. L’équipage aime bien la pêche au germon, c’est plus reposant que le chalut.
Le filet qui remonte des fonds. L’excitation. Il doit aller sur le pont. Ça remue dans tous les sens, il est trempé. L’équipage le regarde et attend. À lui de jouer. La langoustine recouvre le pont. La rose frétillant l’aveugle.
« Où es-tu encore parti ? »
Son établi
Au fond de la cave. Son petit royaume secret. Un peu dans l’ombre, lui seul y vient. Tous les outils y sont parfaitement rangés, les tournevis, vis et ciseaux à bois. Sur les étagères sont posées toutes les machines électriques. Il ne s’en sert plus beaucoup maintenant, il préfère travailler à la main. Beaucoup moins dangereux, et sa mère pourrait le gronder. Cette semaine il a repeint le petit abri en bois des mésanges. Une maison miniature, un toit bleu et des murs jaunes qui abritent un bac à graine.
L’autre jour il a retrouvé sa boîte de clous dans le frigidaire.
Elle lui donne un peu d’argent et il file à la boulangerie. Il y a peu de monde à cette heure-ci de la journée, il a le temps de flâner car il n’est pas pressé. Il se sent d’humeur légère. Il n’est pas allé depuis longtemps musarder autour des tables et des échoppes du marché, alors il laisse ses pas le guider, les mains croisées dans le dos. L’air est agréable.
Le hasard le mène chez le poissonnier. Il est un peu déçu devant l’étal. La langoustine est petite et il y en a peu. Celle qu’il pêche est beaucoup plus grosse. Les prix aussi sont différents. Ils sont indiqués en euros et cela le perturbe. Il essaie de transformer les chiffres en francs mais il n’y arrive pas bien. Les milliers, les centaines et les dizaines se mélangent. Il reste également perplexe devant les poissons. Il y a bien quelques soles et Saint-Pierre mais la sardine est trop grosse et grasse. Son père serait fou s’il voyait cela. Il se rappelle avoir déjà mangé « un cent », il serait incapable d’en manger une dizaine de celles-là.
Plus loin ses yeux devinent plus qu’ils ne voient l’ancien chantier naval, les longues lattes d’iroko qui vont donner des ponts costauds capables de résister aux tempêtes, les grumes de châtaignier et de chêne. Il tend l’oreille. Le sifflement joyeux de ses copains, là-bas.
Il s’assoit et les attend, le sourire aux lèvres.
Le départ
Les vents du nord apportent un froid vif qui s’insinue dans les moindres interstices de la maison, qui craque et souffre en petits gémissements plaintifs. Elle aussi n’aime pas cela.
Un gros temps, une dépression centrée sur la Bretagne qui ne veut pas s’en aller. De leur véranda ils voient le ciel noir de décembre, dense et serré. Une chape de plomb scellée à tous les toits d’ardoise.
Tout à l’heure il descendra sur le quai du vieux port. Son père va revenir, il entend déjà claquer les haubans. Embarquer avec lui pour la retrouver.
La mer.
FIN
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Merci
Bruno