Gabriel n’en revenait pas.
Il avait devant lui un vin bleu. La bouteille était transparente, d’une forme assez étrange qui ne lui rappelait aucune autre, et affichait sobrement l’appellation Vin d’Atlantique. Aucune autre mention.
Il l’avait reçue le matin même accompagnée d’un petit mot manuscrit, une écriture très belle faite de pleins et de déliés. « Goûtez, vous serez surpris ».
Merde alors !
Lui, breton d’origine, n’en avait jamais entendu parler. Et pourtant il en avait vu des quilles de toutes sortes, car la découverte et la dégustation de boissons alcoolisées plus ou moins improbables faisaient partie de son quotidien. D’ailleurs la veille au soir il avait un peu abusé du Crozes-Hermitage Clos des Grives 2010, l’un de ses préférés, et sa capacité de jugement en était un peu altérée. La syrah était tellement belle, légèrement poivrée et parfumée d’épices douces qu’il avait littéralement séché la quille en deux temps, trois mouvements et six verres. En les levant à chaque fois à la santé du passereau.
Il s’est surpris à regarder machinalement le cul de la bouteille, par pur réflexe. Peut-être cherchait-il inconsciemment des traces de sable et de coquillages, enfin quelque chose qui lui rappellerait la mer et les plages de l’Atlantique. Rien. A la lumière du soleil le vin était d’un bleu turquoise transparent comme les eaux calmes d’un été sans nuage, à l’ombre l’eau se troublait et quelques reflets vert émeraude lui renvoyait son image. Il ne manquait que les vagues qui lui embrumaient l’esprit… étonnant ! Le vin semblait réagir aux émotions environnantes. Un vin vivant.
Il reposa la bouteille, intrigué. Les grives de la veille lui picoraient toujours le cerveau.
Afin de se remettre la tête dans le bon sens, Gabriel décida de partir à l’exploration de son frigidaire. Son estomac criait famine et ses jambes le portaient à peine.
Hier midi il avait cuisiné quelques onglets de bœuf pour ses copains* – pour la plupart Vegan -, simplement pour le plaisir de voir leur tête mi dégoûtée mi envieuse devant la viande juteuse qu’il avait pris un malin plaisir à servir saignante. Il lui en restait donc beaucoup, mais il assumait totalement ses choix. Il n’allait tout de même pas se mettre au tofu ou autres japo-niaiseries. Chacun son truc. Lui aimait la bidoche et le pinard. Au point qu’il en avait fait son métier. La seule concession qu’il faisait à l’empire du soleil levant était d’utiliser leurs couteaux. Il en avait toute une collection, et il passait des heures à les affûter sur les différentes pierres qu’il avait commandées sur Internet. Au début de sa passion d’apprenti-rémouleur il avait pris la drôle d’habitude de tester le résultat de son aiguisage en se rasant les poils des bras. C’est la meilleure façon disait-il, le poil ne triche pas. Inutile de préciser qu’ils étaient couverts de fines cicatrices, qu’il avait toutes baptisées du nom de l’instrument à l’origine de la scarification. Il y avait donc la cicatrice « chef 24 », la marque « santoku », la rougeur « office ». Il les considérait comme des trophées, leur parlait les soirs de solitude quand les bouteilles touchaient à leur fin.
Gabriel vivait seul, toutes ses expériences de vie commune s’étaient soldées par des départs précipités. Il n’avait jamais compris pourquoi, ne s’était pas vraiment posé la question, et l’avait pris comme un fait acquis. Il était fait pour vivre seul, entouré de ses couteaux, sa collection de tire-bouchons, son jaja et autres manies diverses et variées d’homme indépendant. Il aimait ces deux mots, homme et indépendant, et les revendiquait avec fierté. Certains soirs, quand le fond de la bouteille lui laissait un goût amer en bouche, que les petits fruits rouges de son bourgogne devenaient trop acides, il appelait au hasard l’une de ses vieilles copines de lit, elles aussi indépendantes, et partageait sa chambre pour un soir et une bonne transpiration. Et le lendemain les fruits rouges étaient délectables.
Il était dépité, son frigo était aussi vide que son estomac. Seuls les quelques bouts de viande que ses amis avaient poliment déclinés hier le regardaient sans trop y croire. Il s’habilla machinalement et ses pieds le guidèrent par instinct vers la porte d’entrée, qui dans ce cas précis était plutôt la porte de sortie. Manger. Oublier ce mal de crâne, et il serait alors temps de réfléchir à cette bouteille mystérieuse qui attendait de délivrer son message océanique.
*Recette de Gabriel : « on se fait un bœuf »
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Bruno