Chapitre 13

Houat is white

La soirée avait été épique, et le réveil piquait.

La sortie du port s’est faite sans problème ni Gabriel qui se nettoyait l’intérieur de la tête à l’avant du bateau. Le vent s’avère un bon allié pour les remises à niveau. Le bateau de Tabarly était une belle bête, fin comme deux oiseaux, hissez haut.

Dès la sortie du port Tabarly a proposé la barre à son second.

– Tu veux une bière le temps que je monte la grand-voile ? J’en ai au frais.

Gabriel s’efforça de décliner poliment l’invitation tout en maîtrisant son estomac qui tenait absolument à se retourner. Le contact du cuir de la grande roue sous les mains le ramenait très loin en arrière, à une époque où il pouvait s’enquiller deux nuits sans sommeil et quelques hectolitres de bière. Cheveux aux vents, il chevauchait alors tout ce qui flottait, planche à voile, surf, dériveurs, catas, copines d’un bord et de l’autre. Il en a gardé un amour immodéré pour l’élément liquide sous toutes ses formes, et après deux mariages pas mal de recul sur la vie à deux.

Le catamaran filait bien et son moral avait hissé le pavillon beau fixe. La traversée n’était pas longue, droit devant, sans réfléchir. Quelques dauphins sont venus leur donner le bonjour, heureux de revoir un pote de longue date. Gabriel reprenait figure humaine et souriait au retour de son amie la faim. La soif n’allait pas tarder elle aussi.

À l’approche de l’île Tabarly a repris les commandes. Les premières maisons blanches brillaient dans le soleil.

– Je vais affaler et finir au moteur, si tu pouvais te mettre devant et me guider quand je te le demanderais. La passe est étroite.

– Oui chef !

L’eau devenait translucide. Les rochers approchaient, Gabriel les voyait défiler sous l’étrave du bateau qui cherchait son passage. Un peu à droite (tribord), oui tout droit, à gauche (bâbord). C’est bon vas-y…

Le port de Houat abritait derrière la digue une dizaine de minuscules bateaux de pêche à la peinture écaillée. Ils étaient seuls lorsqu’ils ont accosté à la cale luisante de goémon. Tabarly maîtrisait son affaire.

Il leur est apparu alors qu’il devait être là depuis longtemps, peut-être depuis toujours. Un morceau du paysage était vivant et venait vers eux. Roche parmi les rochers, bout de toile bleu mêlée aux drapeaux des casiers à crabe, un vieux marin les regardait fixement. Il se déplaçait lentement, hésitant à chaque pas, humant chaque parfum imperceptible au non-initié. Sa gueule avait été sculptée par les intempéries et les naufrages, sans doute au rhum également, et ses yeux avaient la lumière de l’arc-en-ciel d’après tempête. Gabriel était hypnotisé. Sur la veste en toile fossilisée quelques algues séchées et coquillages avaient trouvé refuge, formant une réserve naturelle de tout ce que la mer pouvait charrier à marée basse. Un musée océanographique vivant. L’homme tenait à la main un panier en osier et sans un mot le tendit. Trois bars encore humides, une ligne et un couteau au manche rafistolé. Sa pêche du matin certainement.

L’estomac de Gabriel les a aussitôt imaginés grillés et fumants, au parfum d’iode et de thym. Sous la croûte noircie des écailles, la chair était translucide et délicate. Les doigts soulevaient un filet, le portaient à la bouche tandis que les yeux se fermaient… Dans le seau rempli d’eau de mer un chablis Vent d’Ange de Thomas Pico…Un poisson nommé désir*.

Sans un mot, avec quelques gestes simples, des chiffres esquissés avec les doigts, la tête du vieux pêcheur a dit oui. En silence il les a alors étripés, a balancé d’un geste sec les entrailles rouges à deux mouettes qui attendaient sagement leur biscuit apéritif. La boucle était bouclée, il est reparti se fondre dans la carte postale.

Gabriel et son ami avaient leur menu du jour. Le soleil brillait haut sur Houat la blanche.

– Veux-tu venir avec moi Gabriel, j’ai un paquet pour la patronne de l’hôtel ? Elle m’attend.

– Si tu veux, les bars peuvent attendre sagement. Et il nous faut un canon pour le déjeuner, ce serait con de mourir de soif. Et un citron. J’arrive.

La patronne de l’hôtel était affable et les a remerciés d’un ballon de blanc aimable et frais, légèrement perlant. Il valait tous les Montrachet du monde, et les cacahuètes salées étaient caviar. Ils sont repartis avec un litron sans étiquette. Point trop n’en faut, il fallait renter dans l’après-midi.

Bars nous voilà !

* Recette de poisson grillé « Prend un petit poisson »

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