Chapitre 6

Radio Nostalgie

Bon, réfléchissons un peu !

Gabriel était perplexe, mi-énervé mi-excité.

Ses agapes de la veille l’avaient calmé et fait momentanément oublier l’origine de sa venue, mais il ne devait surtout pas perdre le fil conducteur et s’égarer dans les limbes éthérés (ou éthylés). On le cherchait sur son territoire, et le lion n’aime se faire narguer par les antilopes.

Le message reçu lui faisait penser qu’il n’avait pas totalement fait fausse route, mais il devait chercher en dehors des sentiers battus. Il y a très peu de vignes en Bretagne, plutôt des fous furieux capables de tout, de produire du whisky sans tourbe, du coca sans cola, des bières sans houblon, alors pourquoi pas du vin sans raisin. Il devait creuser chez les illuminés de la bouteille, les fous du jus, les débusquer dans leur antre.

Hier Joanis lui avait tout de même parlé d’un drôle de gars qui avait fait le tour du monde des bizarreries et qui habitait à la baie des Trépassés, à deux pas de la Pointe du Raz. La fin de la terre, une saillie dans l’Atlantique, le symbole était fort. Sur le moment Gabriel n’y avait pas prêté attention, mais ce matin il se dit il n’avait rien à perdre à y jeter un ou deux yeux. Il n’hésita pas longtemps, cap à l’Ouest dans la petite bagnole de location. Au pire il passerait un bon moment, au royaume des excentriques il n’était pas en queue de peloton.

Tout en conduisant dans les petites routes sinueuses qui longeaient la côte, Gabriel rêvassait et les images affluaient à chaque pancarte, chaque lieu. Il chantonnait en même temps, revisitait son enfance, sa jeunesse, ses Toutes premières fois.

Sa première rencontre inopinée à cinq ans avec le pastis lors d’une fête de famille et la remontée de bretelles de ses parents devant les fonds de verre d’apéro séchés – Car je suis sous sous sous ton balcon Marie Christine… Depuis il n’oubliait pas de l’accompagner avec olives et petits toasts aux anchois. Tant qu’à faire avec du beurre salé.

Son premier trop-plein de bière avec les copains sur la plage déserte et ce goût dégueulasse en bouche – It’s been a hardest night, I should be sleeping like a dog… À jamais sa boisson de terrasse. De préférence blonde et en bonne compagnie.

Sa première gorgée de rouge au goût surprenant de reviens-y, pas terrible mais faut bien commencer un jour – A sa façon de nous appeler ses gosses on voyait bien qu’elle nous aimait beaucoup… La révélation, le sang du Christ. Sa religion préférée, et Gabriel est un fervent pratiquant.

 … La même en blanc, au moins c’est frais – Night in white satin, never reaching the end… Si rouge est le Christ, le blanc est le Saint-Esprit. Illumine les pensées, délie les langues et rend amoureux de son prochain.

Sa première gamelle en vélomoteur et les copains qui te regardent bizarrement – Quoi ma gueule, qu’est-ce qu’elle a ma gueule… La première d’une longue série de cabossages, l’histoire de sa vie en creux et reliefs.

Sa première image de poils sur un Play-Boy trouvé dans une poubelle, les pages cornées par des doigts maladroits – J’aime regarder les filles quand elles se déshabillent et font semblant d’être sages… Plaisirs coupables, désormais assumés. Tant qu’il y a la vue il y a de l’espoir.

Sa première gorge sèche après un chaste baiser sur la joue (rouge), pas loin de l’oreille (également rouge) – Le premier pas, j’aimerais qu’elle fasse le premier pas, je sais cela ne se fait pas… Le parfum délicat du velours du bas de l’oreille, juste à la naissance des joues. À damner un sein.

Son premier chaste baiser électrisant de la première amoureuse, lèvres pincées et bouche cousue car un chewing-gum ne se partage pas (pas avec la précédente, elle était trop bête) – J’avais dessiné sur le sable, son doux visage, qui me souriait… Feindre l’ignorance et donner enfin sa langue au chat. Son jeu préféré.

 Ses premiers yeux humides d’un au revoir, seul et con devant ce bus qui s’en va et la première tristesse qui s’est ensuivie (pas avec la précédente qui embrassait mal) – Au camping des flots bleus j’me traîne des tonnes de cafard… Pleure, tu pisseras moins lui a dit un jour un ami ophtalmo-urologue. Il avait raison, même si pisser au vent était toujours un grand moment de satisfaction pour Gabriel.

 Sa première fois (pas avec la précédente qui n’est jamais revenue) – Je l’ai serrée si fort, que les draps s’en souviennent… Il était une fois le début d’une longue série, qui tendait à s’espacer malgré lui. Mais c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas, même si monter en danseuse est moins aisé avec l’âge.

Le panneau indiquait la Pointe du Van à un kilomètre. Gabriel n’y avait pas mis les pieds depuis fort longtemps, une courte étape s’imposait. La chapelle du bout du monde, prête à plonger dans les abîmes du haut de la falaise escarpée méritait de faire attendre l’apéro.

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