UNE EPOPÉE BRETONNE
POD… était en cours d’écriture depuis trois ans. Le projet est intimidant, l’écriture difficile. Il s’est tout d’abord intitulé Un enfant de St Jean. Au bout de trois ans de tâtonnements, d’hésitation, de titres différents, j’ai entièrement ré-écrit ce roman-témoignage et lui ai offert son vrai titre breton : POD SANT YANN.
Une saga de marins qui s’étire sur plus de soixante ans…
Une réflexion sur la passion, la mer et son emprise…
Une expérience unique de recueil de témoignages, de biographie incomplète qu’il faut petit à petit combler. Exofiction en est le terme technique exact.
Voici le premier chapitre. Nous sommes en 1938…
Le petit enfant est debout près du grand cyprès, il est à peine plus grand que le mouton qui lui tient compagnie. Ses yeux noirs sont grand ouverts malgré la lumière très vive.
Le soleil devenu blanc fait briller le moindre détail de la côte. Très haut dans le ciel clair, les grands oiseaux se croisent et se recroisent, leurs immenses ailes déployées. Des nuages fins comme de la laine filée passent à toute allure sans s’arrêter, certainement attendus ailleurs. Son père lui a dit que les oiseaux de mer annoncent le mauvais temps, le vent fort qui arrive juste avant la pluie. Il ne devrait pas rester là, il le sait.
La mer est verte et parsemée de pâquerettes d’écume blanche. Elle ressemble à la grande prairie où il cherche les bébés grenouilles au printemps. La petite montagne et les villages d’en face sont à portée de main. Il pourrait compter les maisons, mais il a l’esprit ailleurs. Il ne bouge pas, les sourcils froncés. Du haut de ses six ans le garçon fixe l’horizon qui se couvre maintenant de lourdes masses sombres. Les nuages blancs fuyaient les noirs, encore invisibles il y a quelques instants.
C’est l’heure ! Le bateau de son père ne va pas tarder, il revient toujours à la même heure le père ! Sa mère doit le chercher, ça aussi il le sait, et elle ne va pas être contente, c’est sûr, mais Gabriel s’en fiche. Il faut qu’il vienne ici tous les jours, c’est plus fort que lui. Il a besoin de sentir cet air humide chargé de sel qui le picote. C’est si fort, si bon. Il frissonne.
Soudain, une nuée de mouettes apparaît derrière la pointe rocheuse. Ça y est, les bateaux rentrent au port, annoncés en fanfare par les cris stridents des oiseaux affamés. La première étrave de bateau apparaît et fend en deux le champ de fleurs. Puis vient la grand-voile rouge brique, une seconde voile juste derrière, un autre bateau, un troisième. Ils se touchent presque. Une véritable course de chaloupes jusqu’à l’arrivée au port. Les entrailles des poissons nettoyées par les marins sont jetées par-dessus bord et rougissent la mer. Les oiseaux deviennent fous. Il y en a beaucoup aujourd’hui. La pêche doit être bonne.
La digue qui marque l’entrée du port approche. Gabriel voit les hommes s’agiter sur le pont des bateaux. Les nuages sont de plus en plus noirs dans le ciel. Ils arriveront à temps avant d’être rincés par le grain qui s’annonce violent.
Il trépigne et saute sur place. Le mouton s’éloigne un peu surpris et s’en va paître plus loin. Il est seul. Tant pis pour ses copains, ils n’ont pas voulu venir. Le premier à quai vendra avant les autres son poisson aux femmes des usines, et à ce jeu il sait que son père est le meilleur. Il a toujours devancé ses frères, les cinq tontons de Gabriel, tous marins et patrons de leur bateau.
Mais à ce moment de la journée, il n’y a plus ni frère, ni famille, rien… Seule la place compte, pour la vente mais surtout pour l’honneur. Une fois même il a entendu dire que la Petite Marie et le Pierre et Joseph, les bateaux de ses oncles Joz et Guillaume, s’étaient sabordés pour ne rien lâcher. Ils sont fous, ils sont tous fous d’être comme cela.
Mais c’est ce qui lui plaît. Ensuite tous se retrouveront et se taperont sur l’épaule au bistrot. Les six frères seront tous là, ensemble comme tous les jours, heureux d’être réunis, d’être rentrés à bon port. Rituel immuable. Et ils paieront six tournées, raconteront leurs six histoires de la marée, récits de pêche, d’aventures, de filets chargés à craquer, tous plus extraordinaires les uns que les autres. Les voix vont s’entremêler, se faire de plus en plus fortes pour finalement se fondre dans le brouhaha de chez Jeanine[1] et la fumée épaisse du tabac gris, face au comptoir en bois chargé de ballons de rouge ou de blanc. Et de quelques grenadines pour les enfants.
Les femmes n’y sont pas admises, elles s’affairent à récupérer l’argent de la vente aux poissonniers. Mais avec un peu de chance Gabriel arrivera à se faufiler parmi la foule et retrouvera son père qui, dès qu’il l’apercevra, lui tendra la main. Une main puissante et rouge d’avoir passé tant d’heures à tirer sur les filets.
Pour rien au monde il ne raterait ce moment, toute sa vie il aura en tête cette odeur de vinasse et de sciure de bois, cette musique assourdissante de discussions sans fin sur des baleines imaginaires et des poissons géants, ces grands éclats de rire qui fêtent le retour au port. Lui aussi sera marin et la mer sera son royaume. Gabriel ne s’est jamais imaginé faire autre chose, personne ne lui a d’ailleurs jamais posé la question. C’est une évidence, comme il y a le jour, la nuit, le soleil ou la lune. Il est né marin et c’est le plus beau des métiers.
Aujourd’hui encore il a réussi à fausser compagnie à sa mère qui était occupée à repasser. Facile, la porte d’entrée en bois épais est toujours ouverte, il suffit de passer sans faire de bruit sur la pointe des pieds, les sabots à la main, et le tour est joué. Gabriel a l’habitude.
Il habite une petite maison dans le quartier des pêcheurs, à cent mètres de la plage. Toute sa famille habite à Tréboul Koz[2], oncles, tantes, cousins et cousines, grands-parents. Sa vie est libre et insouciante, une vie de plein air et de maisons ouvertes à tous. Les jardins fournissent les salades, les choux, les carottes et patates, et les marins le poisson. Les cousins qui habitent à la campagne leur prêtent parfois leur carriole et le cheval pour aller récolter à la grève le goémon dont ils recouvrent la terre au printemps. Les corvées, la lessive, la surveillance des enfants… Tout est partagé.
Il est facile de disparaître momentanément.
[1] Bistrot sur le port de Tréboul
[2] Vieux quartier de Tréboul, l’une des communes de Douarnenez
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Bruno