Chapitre 12

C’est pas l’homme qui prend la mer…

Sa mauvaise humeur l’a mené vers une place non loin du centre-ville. Quelques ateliers de peintres rivalisaient de bleu et de vagues blanches. Ses vagues à lui étaient grises. L’orage grondait.

Un bar, format poche. Un nom, Olaf, peint par une main de dix ans. Il allait se calmer devant une mousse bien fraîche. « Quand on a soif il est trop tard pour boire » lui répétait à l’envi son médecin diététicien. Alors il devançait.

Quelques habitués tapaient le carton au fond du rade, belote, rebelote et dix de der, d’autres tentaient d’hypnotiser leur ballon de rouge à moitié vide debout au comptoir. Un repaire de pirates cabossés à la retraite. Un géant roux comme un renard nourri aux carottes – Olaf ? – lui a mis devant le nez une blonde bien dodue en réponse à son signal de détresse. Une Duchesse Anne au malt.

L’homme le regardait fixement. Sa tête ne lui était pas inconnue.

– Bonjour, je vous dérange ?

– Faites, je vous en prie.

– L’homme à la tête qui lui disait quelque chose s’assit en face de Gabriel.

– Je me permets de vous aborder car vous m’avez l’air sympa, vous me semblez seul et pas de la région.

– Jusqu’à présent vous avez tout juste, sauf peut-être sur la première partie.

– … Voilà… Il hésitait… Je m’appelle Edouard. Je passe quelques jours dans la région. Mon bateau est au port, mais mon équipier est tombé malade. Il est à l’agonie au fond de son lit.

– Et en quoi puis-je vous aider ? Je ne suis pas médecin.

– Je me doute, mais ce n’est pas de cela dont je voulais vous parler. Je dois impérativement aller demain à Houat, l’île en face, et j’ai besoin d’aide car une partie de mon matériel est en panne et seul je ne suis pas certain d’y arriver.

– Vous êtes marrant. D’un je ne suis pas marin, et de deux, je n’ai pas que cela à faire dans la vie.

– Pas besoin de savoir naviguer. J’ai simplement besoin de vos yeux pour me guider. Il y a pas mal de rochers dans la passe avant d’arriver au petit port, et je ne peux pas être à la manœuvre et devant à la fois… Vous serez de retour le soir même.

Au bout de deux Duchesses et du vous devenu tu, le pacte de La Trinité était signé. Pour un jour Gabriel allait enfiler une vareuse et poser son cul sur un bateau. Edouard (qu’il surnommait Tabarly car il avait enfin pu mettre un nom sur la ressemblance), était entrepreneur de Travaux Publics sur terre et possédait un catamaran de quinze mètres sur mer. Un nouveau chapitre de la quête du bleu, philosophait Gabriel entre deux gorgées.

La place commençait à tanguer quand ils sont sortis de chez Olaf. Ils ont dîné dans un petit restaurant qui avait déjà eu les faveurs de Tabarly, et le bougre avait bon goût. Gabriel a choisi le liquide, et son nouveau compère le solide. Chacun son rôle sur un navire.

Pour affronter le plateau de fruits de mer Gabriel n’a pas longtemps tergiversé. La liste des blancs s’avérait courte mais rondement bien sourcée. La Loire était le vignoble le plus proche, et partant du principe qu’il fallait privilégier le local, l’Effusion de Patrick Baudoin fut vite débouchée, goûtée et honorée. La suggestion de son nouvel ami regorgeait de langoustines, étrilles, huîtres, bulots et crevettes roses, aussi l’anjou blanc se para de sa plus belle minéralité pour leur faire honneur. Elle avait comme compagnons de table une mayo onctueuse faite maison, un pain noir encore tiède finement tranché, quelques échalotes émincées très finement dans un vinaigre pas trop agressif. Son avis sur La Trinité était remonté au niveau huit Beaufort. Avis de tempête gustative dans l’assiette.

Manger avec les doigts autour d’une gamelle commune a définitivement scellé leur nouvelle amitié. Une fois le torpilleur asséché, les mains rincées dans l’eau citronnée et l’Effusion un souvenir de fond de bouche, une gargantuesque portion de far a fini le boulot. Mais le monument gastronomique breton réclamait lui aussi un ami. D’un commun accord ils ont plongé vers un pineau d’Aunis du Clos de l’Élu, l’Espérance. Un peu osé comme accord, mais comme les propriétaires du Clos sont marins dans l’âme (dixit Gabriel) cela ne leur a pas posé de problème.

Les souvenirs d’après sont assez flous. Ils ont certainement comparé leurs cicatrices, évoqué le tranchant de leurs couteaux, la suite n’est que supposition et est restée au restaurant.

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