Chapitre 5

Encore mardi, qu’elle est longue cette journée

Gabriel a marché toute l’après-midi sur un tapis roulant fait de crêpes.
Port de plaisance, centre nautique, sentier des douaniers, plage, digue. Les six kilomètres ont été avalés, perdu qu’il était dans ses pensées libres et légères comme un nuage de bord de mer. Il n’a vu personne, mais tout le monde l’a vu. Et il est arrivé à la conclusion qu’il n’y avait pas de conclusion. Et que l’atlantique était bien grand.

Le homard sur lequel il avait jeté son dévolu lui paraissait aimable et digne de son appétit. Il l’avait immédiatement repéré dans le petit aquarium du restaurant. Il le baptisa Momo, et lui promit galante compagnie. Momo accepta poliment l’invitation.

La carte pinardière était courte mais digne d’intérêt. Yvonne y siégeait en compagnie de copines elles aussi sympathiques, venues se balader en Bretagne y chercher calme et repos. Gabriel repéra quelques connaissances du Roc des Anges, du Clos des Fées, ou encore le Petit Chablis d’Isabelle et Denis Pommier. Finalement il décida de faire des infidélités à son Yvonne chérie pour voyager vers le désert de Kalahari du Château Barbanau en Provence. Il n’avait pas plongé ses lèvres dans ce voluptueux cassis depuis des lustres. Tout en se félicitant de son choix il s’amusa à détailler les tables voisines, pas toutes encore occupées.

Non loin de lui un couple d’un âge qu’un maraîcher aurait qualifié de mûr s’extasiait devant une bouteille de rouge. Il décida qu’ils étaient allemands, non pas qu’il les entendît parler – son audition laissait de plus en plus à désirer – mais simplement parce qu’ils tenaient leur verre avec les cinq doigts crispés sur le ballon, à la manière d’un Henri II prenant les mensurations de Diane de Poitiers. Les barbares ! Il n’aimait pas les Allemands, sans trop savoir pourquoi.

Lui qui buvait à grandes lampées était toujours étonné de voir la minutie avec laquelle certains buveurs qu’il qualifiait du dimanche s’irriguaient le gosier au goutte à goutte. Le vin c’est du plaisir, de l’énergie, du jus de bonheur, qu’il faut boire à plaines gorgées, pas une transfusion pour anémiques en repenti. Et le pied du verre n’a pas été inventé pour enquiquiner celui qui le nettoie, mais pour y poser ses doigts et le tenir délicatement. Pas un verre à eau. Les barbares !
Son deuxième « barbares » a vite été oublié par l’arrivée son premier plat.

Quelques palourdes simplement beurrées, aillées et passées à la salamandre allaient lui réveiller le palais.

Le homard était à la hauteur de ses attentes. La délicieuse Juliette qui officiait en salle l’avait décoré d’un tablier protecteur dans lequel il s’essuyait sans vergogne les doigts maculés des sucs de Momo. Gabriel était entré dans la cinquième dimension, happé par le nirvana des gourmands. Rien ni personne ne pouvait le perturber dans sa bulle homardesque, ni les Allemands et leur chirurgicale dégustation, encore moins ses voisins qui le regardaient ébahis manipuler avec dextérité les pinces désormais inoffensives. Les moindres recoins de la queue, de la tête ou des pattes étaient minutieusement débarrassés de toute trace de chair, chaque goutte de sauce qui avait échappé à la première succion était traquée pour disparaître à tout jamais dans le gosier de l’affamé. La salle retenait son souffle, hypnotisée par Gabriel qui jonglait avec une précision diabolique entre l’assiette et le verre.

Quand il a enfin levé les yeux les applaudissements étaient proches.

Alea Jacta est, Momo avait eu une belle fin de vie *.

* Idée de recette « un homard si facile et si bon »

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