Roger ne changeait pas, les années ne semblaient pas avoir de prise sur ses chemisettes hawaïennes ni ses rouflaquettes. Idem pour sa crêperie-bazar. Parmi toutes les décorations d’un autre temps qui recouvraient les murs ocres, l’affichette « Go green, fuck a vegetarian » était la préférée de Gabriel. Elle annonçait la couleur !
Le touriste ébahi peu familier des lieux pouvait s’extasier devant un surf en bois époque Beach Boys suspendu à l’entrée des toilettes, une pendule-serpent dont les aiguilles tournaient à l’envers, un panneau DANCING de deux mètres de long en grosses lettres fluorescentes, des conserves de dauphin (fausses a priori) ou de saucisses de hamster (à vérifier), des bouteilles d’huile de vidange alimentaires (!), des étagères croulants sous le poids de l’intégrale des bandes dessinées de Rahan ou des marabout-junior de Bob Morane, vingt ans (au moins) de Charlie Hebdo, autant de Hara-Kiri contre les fenêtres qui ne s’ouvraient plus, un cylindre de moto avec le guide de réparation des premières Motobécane, un vieux téléviseur à tubes Monroe qui passait en boucle des westerns d’avant l’invention de la couleur, voire de la voix, une photo d’Elvis clamant fièrement qu’il était toujours en vie, caché à l’Île de Sein (en face de la Pointe du Raz), ou alors un panonceau sur lequel le Coca était annoncé à 1000€, juste à côté de celui qui prévenait que tout paiement en liquide ou chèque serait remercié par des bonbons !
Le clou du spectacle était au-dessus des têtes, un luminaire tentaculaire constitué de moules géantes en acier rouillé suspendu par des poulies de l’âge du Capitaine Crochet recouvrait la moitié de la surface du plafond. La moule dans le cas présent étant bien sûr le mollusque comestible, sauf ici.
Le sourire de Roger illuminait le tout.
Mais surtout, la réputation de l’endroit venait du contenu des assiettes et des bulles qui remplissaient les verres. Des bolées devrait-on dire. L’animal à favoris qui ne voulait pas vieillir avait appris le métier de sa mère, qui elle-même devait également le tenir de sa mère, et l’on remontait ainsi de génération en génération jusqu’à l’origine de la crêpe. Aussi certainement que deux et deux font deux paires.
Gabriel savait exactement ce qu’il voulait, rien ni personne ne l’aurait fait dévier d’un iota dans ses choix. Tout d’abord le cidre devait être un Kerveguen, affiché sur les murs comme le cidre de l’Élysée. Non que Gabriel soit snob, loin de là, où encore branché politique, on s’éloigne encore plus, ou bien copain avec le Président actuel, on se situait maintenant à quelques années-lumière, mais il l’avait déjà goûté lors de son dernier passage et en était tombé amoureux. Il était toutefois vrai que dans les pique-niques présidentiels le Kerveguen avait ses entrées. La minute précédant cette rencontre avec l’aguicheuse bouteille dorée, il était persuadé que le cidre était normand, et qu’ailleurs il était uniquement produit à usage fond de sauce ou comme étape de transition entre le coca du préado (qui donne des boutons) et la bière (qui donne du poil au menton). Il avait désormais inversé les régions.
La fraîcheur de la première gorgée de cidre combinée au feu d’artifice des fines bulles était tout simplement orgasmique. Oubliée la bouteille bleue, oublié le chenin du matin. L’espace d’une fraction de seconde il entrevit le paradis derrière une lourde porte en bois, peuplé de pommes et de bulles.
La jeune serveuse lui fit rouvrir les yeux et il commanda sa première complète. LA complète comme l’indiquait la carte. Ici point besoin de préciser froment ou blé noir (appelé sarrasin chez les puristes de confession orthodoxe), l’œuf (miroir) le jambon et le fromage ne se marient pas avec le sucré du froment. C’était ainsi et pas autrement. Ainsi parlait Roger !
Quatre crêpes, une bouteille rincée et trois mille calories plus tard, Gabriel avait définitivement franchi la lourde porte en bois de l’Eden. Il baignait dans le miel et le beurre, le fromage de chèvre, l’andouille et la pomme, le tout recouvert de chocolat fondu et de tranches de bananes. Quand on aime on ne compte pas. Les yeux mi-clos il mesurait la distance entre sa table et la porte d’entrée et se mit à raisonner en mètre / crêpe, puis en kilomètre/crêpe. À vue de nez, même si le sien ne voyait rien en ce moment, il lui fallait bien cent pas pour digérer une bouchée. Sachant que dans une crêpe il y a tant de bouchées… il arrivait après de longs calculs fastidieux à une marche digestive nécessaire de six kilomètres.
Il devait y aller ! Le devoir n’attend pas. Le homard non plus.
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Bruno