Chapitre 9

Chaud shot

Le retour vers Douarnenez était moins gai que l’aller. Le ciel faisait corps avec sa frustration intérieure et se couvrait de filaments gris et noirs. Même ce bleu-là lui était inaccessible. Un temps à boire n’importe quoi pour accéder à l’ivresse qui fait tout oublier. Gabriel était privé de toute envie. Sa faim chronique aux oubliettes, sa soif généralement inextinguible évaporée. Le drapeau noir flottait sur la marmite vide !

C’était décidé, demain matin il repartait. Il viderait cette stupide bouteille dans l’évier sans même la goûter et reprendrait le cours normal de ses activités en tirant un trait définitif sur cet épisode peu glorieux. Quant au petit malin qui avait voulu lui jouer un tour de con, qu’il aille passer ses prochaines vacances et le reste de sa vie à Mykonos ou n’importe quelle île de sodomites !

Il ne pouvait rentrer à son hôtel dans cet état. La vapeur lui sortait par le nez. Trop de pression contenue, il devait l’évacuer au grand air pour limiter les éclaboussures de la cocotte-minute. Son chemin ne passait pas loin du port, quelques pas au bord de la mer lui remettraient du baume (de Venise) au cœur.

L’endroit était calme, seules quelques mouettes attendaient sans avoir l’air d’y croire un bateau qui déchargerait une pêche miraculeuse venue de contrées lointaines. Les mêmes qu’il entendait maintenant dans son quartier de Montparnasse. Les bars (version débits de boissons plus ou moins alcoolisées – plutôt plus dans le coin -) étaient toujours là, témoins nostalgiques des beuveries maritimes d’antan. Ils avaient gardé leur nom, qu’aucun autochtone n’avait jamais prononcé car on se donnait rendez-vous chez Micheline, chez Marianne ou Rosa. Ces braves tenancières servaient à boire en guettant du coin de l’œil l’étrave qui apparaîtrait au bout de la digue et annonçait ainsi le retour du héros. Les têtes se tournaient, les conversations allaient bon train, les regards jaugeaient la pêche potentielle en fonction de la ligne de flottaison du bateau. Trop haut sur l’eau, pas grand-chose dans les cales, bien enfoncée tout allait pour le mieux. Alors les verres se remplissaient et s’entrechoquaient tandis que les rires fusaient. Yec’hed mat [1]!

Micheline était toujours là, sans âge, et aujourd’hui sans client. Instinctivement Gabriel est entré et s’est retrouvé projeté dans un passé qu’il avait gommé. Machinalement a commandé un blanc. La décoration était la même que dans ses souvenirs, patchwork de fresques murales, de collages et réclames pour produits assurant miracles et santé de fer, d’encoches et gravures à même les tables. Les bateaux peints par des artistes de passage avaient certainement rejoint le cimetière des bateaux depuis belle lurette. Un bistrot-musée, qui contre vents et marées s’arc-boutait sur son passé glorieux. Les verres étaient eux aussi d’une autre époque, celle des rouges-lim, St Raphael et Byrrh servis à ras bord. Ils avaient dû voir passer des kilomètres de lèvres épaisses et violettes, collées au rebord épais et aspirant goulûment afin de ne perdre aucune goutte du précieux breuvage.

Le vin était à l’avenant, rustique et vif, il fallait le happer sans de poser trop de question, ce que fit Gabriel. Un gros-plant sans doute, les ports en raffolaient. Il lui fit chaud au cœur. Son œil continua l’exploration des murs. À côté d’une affichette qui annonçait le prochain Mardi Gras, autre institution festive de la ville, il repéra un carton qui vantait les mérites d’un restaurant ouvrier (un comble dans un bar à marins) situé de l’autre côté de la baie, à Plomodiern exactement, l’Auberge des Glazicks.

Je suis con, pensa très fort Gabriel. Bien sûr, c’est là que je trouverais !

 Ce restaurant était auparavant une institution locale, réputée pour la qualité de sa cuisine abordable pour toutes les bourses. Les familles du coin y faisaient leurs repas de fêtes, communions solennelles, mariages, fiançailles. Le fils Olivier avait repris l’affaire et l’avait portée au top de la gastronomie bretonne, deux étoiles au Michelin. Ils s’étaient souvent croisés lors de pince-fesses parisiens. Si le sommelier d’un tel établissement ne pouvait l’aider alors qui le pouvait.

Son sourire enfin de retour avait chassé toutes les grisailles, un deuxième blanc fit place nette au bleu azur.

[1] « À la tienne » en breton.

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